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Un coup d’État consommé
Cela se dit bien. En Haïti, l’espace de gouvernance publique est occupé par un groupe d’individus qui, à coup de force et de ruse, mensonge inclus bien sûr, abuse du pouvoir. La société est l’otage d’un pouvoir politique campé au mépris de toute régulation par le droit. L’action publique échappe, fort malheureusement, à la censure juridique, donc, à une censure impersonnelle, générale et abstraite ; on assiste à la démonstration d’un pouvoir exécutif tout puissant, contrôlé par Jovenel Moïse et ses acolytes. C’est là, une détention du pouvoir favorisée fondamentalement par les rapports de force au détriment des rapports de droit et voire même, des rapports de légitimation politique. Cette forme d’appropriation, de détention et d’exercice des pouvoirs publics, pour dire vrai, se justifie dans la notion de coup d’État[1].
La violation constante et démesurée de la Constitution dévoile bien la mesure de ce coup d’État. Car, après tout, il s’agit de sauter tous les verrous constitutionnels qui font obstacle à l’éviction d’un pouvoir exécutif tout puissant. Un processus de changement constitutionnel est enclenché en dehors de la procédure d’amendement prévue aux articles 282 et suivant de la Constitution de 1987. Monsieur Moïse a fait son choix, il opte pour un passage en force ; le 28 octobre 2020, l’exécutif décrète la création d’un comité présidentiel pour l’élaboration d’un projet de Constitution. Le travail de ce comité est en cours, un avant-projet de Constitution est déjà en circulation, et un référendum constitutionnel est prévu, à cet effet, pour le 27 juin 2021 ; ce, au mépris total de l’article 284.3 de la Constitution en vigueur interdisant toute modification constitutionnelle par voie référendaire. Désormais, non protégé par le droit, l’on est livré aux caprices et aux appétits politiques d’un homme et de son clan.
Le fait de coup d’État se cristallise quand le Président Moïse s’obstine à garder le pouvoir même au-delà du 7 février 2021, en violation des articles 134, 134-1, 134-2 de la loi mère. L’assaut est aussi lancé contre les autres pouvoirs, législatif et judiciaire. Le Président a déclaré la caducité du Sénat, et, on a usé même de la force publique pour interdire aux sénateurs l’accès au palais législatif. En outre, il a de manière illégale procéder à la retraite de trois juges de la Cour de Cassation, la plus haute instance de justice en Haïti, non dévoués à sa cause. Comble de démagogie, il a nommé trois autres juges, dans des conditions encore illégales, voire désagréables.
Enfin, constate-t-on une destruction flagrante de l’ordre juridique en place, par un simple acte administratif, c’est le cas de ses nombreux décrets et arrêtés ; l’exécutif s’autorise à dérober ou à former des actes de nature législative ou judiciaire. Ici, on s’en fout pas mal de la hiérarchie des normes.
Complicité de l’impérialisme et de la classe d’affaires
Nombreux sont les hommes d’affaires qui ont misé un financement, ou au mieux un investissement monstre à l’élection de Jovenel Moïse, autant que ce dernier puisse se maintenir au pouvoir, c’est pour le meilleur de leurs affaires. Il n’a pas pris d’ailleurs du temps pour mettre son coup d’État au service de la richesse de quelques-uns ; autant le voir scandaleux, il n’a pas tremblé a octroyé à un puissant homme d’affaires, plusieurs hectares de terre située à Savanne Diane, par arrêté en date du 8 février 2021, sous prétexte de création d’une zone franche agro-industrielle. Le contexte est plutôt minutieusement choisi, car en vrai cette zone franche est forcément liée aux besoins d’une institution multinationale[2] qui, pour les besoins de ses affaires, jouait gros auprès de l’État où elle s’origine, pour voir Jovenel Moïse au pouvoir. Quand dans un pays dominé comme Haïti, on peut se permettre du soutien d’un certain capital local allié au capital international[3], l’on devient plus puissant que l’on ne saurait l’imaginer.
Pourquoi, le régime en place, en panne, certes, de légitimité populaire et de base légale, s’en fout pas mal. L’appui incontestable, jusqu’à date, de l’impérialisme, et notamment, du Core group (États-Unis, Canada, La France …) le conforte davantage. Rien n’est plus déterminant en situation de crise que de pouvoir se payer les faveurs de l’impérialisme dans une formation sociale sous dépendance néocoloniale, comme Haïti. Il est à se méfier des déclarations du Coregroup déplorant certains excès, ou d’autres situations désagréables de son protégé, car, en même temps il soutient sans condition un processus électoral vicié, voire fragilisé par un climat de contestation d’une part ; d’autre part, de légitimation officielle des gangs armés, de traces assez fraiches des massacres dans les quartiers populaires.
La consolidation de ce coup d’État à travers un régime autoritaire sera une garantie pour les riches et leurs alliés qui exploitent le pouvoir politique en place à leur profit. La dictature qui est en gestation sera celle des oppresseurs contre les opprimés d’Haïti, mais surtout un défi pour tous les défenseurs d’opprimés de la planète.
Imposition d’une peur généralisée
Ce climat de peur se caractérise par une impunité la plus complète, une menace de répression constante, et dans bien des cas, une répression réelle. Le sujet de droit haïtien est menacé et craint pour ses droits les plus profonds, bien souvent violés. Il est d’abord menacé dans son droit à la vie ; l’on prend pour témoins, les massacres perpétrés dans les quartiers populaires (La Saline, Cité Soleil, Bel-Air, etc.), les assassinats en cascade. Le droit à la parole ou encore à liberté d’expression est en train d’être réduite, l’attaque contre certains médias non inféodés au pouvoir en place, en est l’illustration parfaite. Cela dit, oser une parole libre, c’est se livrer au diable.
Un autre aspect de ce climat de peur, c’est le droit à la sécurité qui est négligé, au profit d’un développement accéléré du kidnapping pourtant toléré par les pouvoirs publics, pire même l’ONU dit recenser 234 cas de kidnapping en Haïti pour l’année 2020, soit une augmentation de 200% par rapport à 2019[4] ; cette situation est favorable à maintenir un climat de peur permanent ; sans compter la répression constante des manifestations, sit-in, et tout le reste. Ici, lit-on, une manifestation de la force (la Police Nationale d’Haïti, Brigade de Surveillance des Aires Protégées (BSAP), Gangs armés) au détriment du droit, au mépris des libertés fondamentales, au profit d’un clan politique, de quelques riches nationaux et internationaux.
Médiocrité de la conscience politique des masses
La dictature qui se profile à l’horizon sera celle des classes dominantes inféodées aux intérêts impérialistes contre les classes exploitées et opprimées. Les revendications des masses opprimées tournent assez souvent au fanatisme, soit en faveur des dirigeants, soit en faveur des opposants. Il ne se développe pas véritablement une vraie conscience politique sur les causes qui expliquent les différences socio-économiques et même politiques ; ainsi, se sont-elles exposées aux duperies[5] les plus vilaines sur les vrais enjeux qui structurent les contradictions sociales. Maintenant, au discours non organisé, peu conscient et non constant des masses, il revient aux défenseurs d’opprimés et aux opprimés conscients de se verser dans l’éducation politique constamment, et de s’organiser de partout dans le monde comme en Haïti pour lever ce défi qui leur est lancé, celui de contrer un régime d’oppression, une dictature en gestation.
L’auteur, Innocent Jean Louis est Avocat, Sociologue, Directeur Cabinet Jean Louis et Associés, Consultant LIH-MÉDIA
[1] « Action de force contre les pouvoirs publics exécutée par une partie des gouvernants ou par des agents subordonnés ». Voir Guinchard, Serge et Gabriel Montagnier (Dir.), Lexique des termes juridiques, Dalloz, 15è édition, Paris, 2005
[2] La plantation de stévia qui y est établie pour l’instant sera mise au service de Coca-Cola. Voir la note de protestation de la SOFA, publiée par le Nouvelliste le 03-03-2021, sur : www. lenouvelliste.com.
[3] Lénine reconnait qu’après la victoire bolchévique, la bourgeoisie devient plus forte ; et « la force réside dans la puissance du capital international, dans la force et la solidité des liaisons internationales de la bourgeoisie ». Voir Lénine, La maladie infantile du communisme, (en ligne), 1920, édition numérique réalisée le 20 janvier 2015, consulté le 14-04-2017, disponible sur le site web : http://classiques.uqac.ca/
[4] Lire Roberson Alphonse : « La police colombienne aide la PNH à renforcer son unité anti-enlèvement ». Publié le 23-02-2021 ; sur : www.lenouvelliste.com.
[5] Les hommes ont toujours été et seront toujours en politique les dupes naïves des autres et d’eux-mêmes, tant qu’ils n’auront pas appris, derrière les phrases, les déclarations et les promesses morales, religieuses, politiques et sociales, à discerner les intérêts de telles ou telles classes. Les partisans des réformes et améliorations seront dupés par les défenseurs du vieil ordre de choses, aussi longtemps qu’ils n’auront pas compris que toute vieille institution, si barbare et pourrie qu’elle paraisse, est soutenue par les forces de telles ou telles classes dominantes. Et pour briser la résistance de ces classes, il n’y a qu’un moyen : trouver dans la société même qui nous entoure, puis éduquer et organiser pour la lutte, les forces qui peuvent – et doivent de par leur situation sociale devenir la force capable de balayer le vieux et de créer le nouveau. Voir Lénine, Les trois sources et parties constitutives du marxisme, en ligne, 1913, disponible sur le site web : http://www.marxists.org./
Un tres beau texte, très consistant et original . Félicitations Me Innocent
Profonde réflexion en dépit de mes désaccords sur certains points
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Previously, he was Senior Vice President in the Global Real Estate Group at Lehman Brothers.