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Le début du Car Wash Chill à la rue de l’Enterrement[1]
Apparu dans la période des vacances d’été 2019 dans la ville de Port-au-Prince, le Car Wash party en tant qu’un élément des activités de loisir Atè Plat[2] exige très peu d’équipement de loisir. Son apparition est favorisée non seulement par la période estivale mais aussi par la conjoncture socio-politique qui limite considérablement la circulation urbaine et l’accès à des espaces traditionnels[3] de loisir. Des malheureux/ malere[4] conscients de ces problèmes décident de créer ces activités de divertissement pour toute la communauté. De bouche à oreille et à l’aide des réseaux sociaux numériques, les programmes Car Wash s’étendent dans toute la ville de Port-au-Prince. Ils allaient aboutir à la production d’un « loisir collectif et de proximité ». Ce récit interprétatif se distancie de deux préjugés, l’un faisant croire que ces activités ont été créés par le gouvernement de l’époque pour mater le mouvement social petro-caribe et l’autre idée suppose que les programmes Car Wash de par l’anglicisme de son nom est un élément d’acculturation.
CP: Page Facebook de Car Wash Chill
D’une fête de quartier à un événement de loisir
« Li kòmanse se te yon bagay m kapab di ki vrèman parèt enposib epi ki vin posib paske jan l te kòmanse an li pat gen anplè pou l rive jiskela »[5]. C’est avec ces mots pleins d’étonnement que Joker[6] commence le récit sur l’origine de l’activité de loisir Car Wash party. Habitant de la rue de l’Enterrement, il est Disc-Jockey (DJ) et membre d’un groupe de Trap kreyòl. Joker est l’un des initiateurs de cette activité à Port-au-Prince.
Tout a commencé le dimanche 12 mai 2019 à la rue de l’enterrement, bordée par la rue Charéron et la rue Louis Joseph Janvier ; non loin de l’équipement hospitalier catholique Saint François de Salle. Dans cet endroit où il y a l’emplacement d’une ancienne station de lavage de voiture, dit-on un car wash, une réception de première communion allait avoir lieu. Celle-ci est une fête que traditionnellement des Haïtiens/Haïtiennes de foi catholique organisent après la réception du sacrement de communion. Ainsi, décidèrent les habitants du quartier de nettoyer l’endroit, pour recevoir les invités dans un espace bien assaini. À ce moment-là, il était onze heures du matin.
Ce jour-là a été marqué par une température élevée. On était au mois de mai. Et comme tous les mois de mai, en Haïti, il y faisait chaud. Comme pour atténuer la chaleur, une personne parmi celles qui préparaient l’espace proposa de prendre un bain collectif au moment même du nettoyage. Ils étaient tous d’accord à l’idée car ils n’y voyaient pas de contrainte à sa réalisation. Comme il y avait déjà de l’eau sur les lieux, ils et elles commencèrent à se tremper en s’aspergeant mutuellement avec de l’eau. Ils buvaient et se baignaient ensemble pendant ce temps de nettoyage. En constatant cette ambiance ludique et amusante, des amis du quartier vinrent progressivement se joindre à eux/elles, pendant que d’autres gens les observaient. Vers les quatre heures de l’après-midi, ils mettaient fin à cette ambiance improvisée afin de se préparer pour la réception puisqu’ils étaient eux aussi des invités.
Au cours de la semaine, dans l’entourage et dans des groupes d’amis, ils sont revenus sur ce moment exceptionnel du 12 mai 2019. De là étant, certains d’entre eux ont suggéré de faire pareil chaque semaine, c’est-à-dire de le répéter chaque dimanche. Cette suggestion était surtout liée à la curiosité et la participation progressive des riverains. Alors du même coup, ils avaient décidé de le reprendre chaque dimanche afin de s’amuser et de divertir entre amis et habitants de la zone.
« Ou konn ap fè yon sosyal bò lakay oubyen ojis ou bezwen defristre pèp bò lakay oubyen wap mennen yon kanpay oubyen ou bezwen kreye yon aktivite bò lakay ou. Ou jis fè l nan yon espas bò lari men se pa pou di se yon enterè wap defann moun yo se pa peye yo pwal peye w [7]».
Ce que Dré nous a dit clairement sur l’objectif d’organiser un programme dans le quartier. Dans ce cas, ce souci de créer de l’ambiance dans le quartier exprime un acte de solidarité envers la communauté.
Coïncidence du nom de l’activité
Ils ont choisi en plus de nommer cette activité ludique et festive, « car wash chill ». Chill dans ce cas désigne d’après Joker « se yon rès mo ki vin akonpaye ak Kawach la pou ka gen yon finisman, ou konprann nou paka ki te senp konsa[8] ». Car Wash est pour le nom de l’espace où l’ambiance a été déroulée et Chill qui est un qualificatif, un mot accompagnateur, il signifie Crazy et passion. Ce récit nous mène de plus en plus à un processus de production d’une activité de loisir.
Entre autres, ils reprennent l’ambiance ludique et festive chaque semaine en ajoutant de l’animation musicale. De dimanche en dimanche, les gens participent progressivement et l’activité en même temps s’agrandit. De bouche à oreille, des habitants du quartier de Bas Peu-de-chose et de la ville de Port-au-Prince en général ont de plus en plus entendu parler de l’ambiance à la rue de l’Enterrement. Ils sont au courant du programme surtout la communauté des pull-upeurs[9]. Du coup, ils viennent pour assister et participer. Durant ce moment, l’activité s’organise dans son lieu habituel, l’espace de la station de lavage des voitures, l’endroit du Car Wash. Après environs cinq semaines, l’activité se déborde dans la rue. Les participants se trouvent dans la nécessité d’occuper la rue parce qu’ils sont en nombre considérable et imposant et la capacité d’accueil de l’espace initial devient saturée. Ce programme Car Wash est en train de devenir un évènement de loisir à Port-au-Prince.
De cette action d’occupation de la rue, les organisateurs se trouvent dans l’obligation d’aménager et (re) organisés l’espace car cela exige plus d’équipements. C’est à partir de là, ils ont demandé l’autorisation de la Mairie de Port-au-Prince et de la Direction départementale l’Ouest de la Police Nationale d’Haïti (DDO/PNH) pour que des policiers viennent sécuriser et protéger les participants. De cela, ils ont occupé le toit d’une maison exactement à côté de la station du lavage de voiture. À défaut de podium, ce toit de la maison est utilisé pour que les artistes puissent trouver un espace pour performer. Puis, ils ont installé le système de sonorisation, c’est-à-dire des speakers dans la rue, ils ont réservé des places aussi pour des marchands de boissons. Ils ont aussi installé des tentes et des parapluies à des fins décoratives. Ils ont mis de la machine de pression, l’instrument substantiel et identitaire de l’activité qui implique l’aspersion des participants et le jeu de l’eau. Ce dernier constitue l’un des originalités des programmes Car Wash. Pendant ce temps, la foule des participants s’agrandit de manière significative et imposante.
Des teams comme structure organisationnelle de l’activité
L’activité est le résultat d’un leadership collectif. En effet, Joker nous dit : « se twa òganizasyon sa yo ki mete ansanm ki lè n te fenk kòmanse pat ko gen esponsò, ki mete ansanm ki fè grès kochon an kwit li ankò, (…), depi la pou rive deyò a[10] ». Ces trois structures organisationnelles sont : la Team Black American (TBA), la Team Pa Kriye (TPK) et le groupe Street Money (STM). Tous les trois sont localisés à la rue de l’Enterrement. Ce sont ces trois structures qui se sont mis ensemble pour créer cette activité de loisir dans la communauté.
Au début, ils se sont débrouillés pour créer l’activité en mettant leur réseau de relation à la disposition de toute la communauté afin de trouver des artistes connus et renommés dans l’industrie musicale haïtienne. Il nous dit à propos du service donné par des artistes « Non nèg yo vin bay sèvis epi kolòn mennen yo tou, nèg ki renmen pwogram nan mennen yo, jis yon sèvis. Nèg yo vin fwape nòmal, nou bay yo respè [11]». Ils ont quasiment autofinancé l’activité, c’est-à-dire ils partagent les dépenses entre eux. Cependant, l’un des initiateurs de l’activité nous a confié que le Maire principal de la ville de Port-au-Prince, Youri Chévry a financé la location du système de sonorisation lors de la première journée de l’activité. Ils n’avaient pas encore de sponsors, car ces derniers sont venus à la fin de la première édition. Joker identifie certains artistes qui venaient performer gratuitement pour la première édition. Il affirme que : « Lè Tony vin la, la rèd, ou konprann, Valmix vin la, BMIX, DJ Wey, gran yo nèt.[12] »
Ainsi, les initiateurs ont contacté les artistes comme des DJ, des trappeurs, des rappeurs. Ces éléments schématisent l’un des éléments importants du programme à savoir l’animation musicale. Au cours de celle-ci, ils peuvent avoir la performance des DJ, des rappeurs et des trappeurs. Ces composantes nous aident à comprendre que l’activité est une ambiance urbaine fondamentalement liée à la culture Hip-Hop. Le DJing et le Rap sont des éléments de cet ensemble[13]. Nous pouvons supposer que le Car Wash party est une composante de la culture urbaine en Haïti. En outre, les initiateurs ont fixé un horaire pour l’activité. Elle commence aux environs de midi pour terminer six, sept heures du soir. Toutefois, pendant cette tranche d’horaires, il y a plusieurs moments de l’installation des matériels à la performance des artistes passant par l’arrivée progressive des participants. Ainsi, les installations des matériels et la musique débutent vers les dix heures du matin. Le programme pendant ce temps reçoit de plus en plus de participants afin de devenir un véritable évènement de loisir dans la capitale. Ce récit concernant l’origine de l’activité a été confirmé par plusieurs autres participants, Cassou, une résidente de la zone, nous a dit dans le groupe de discussion:
« Mwen sonje premye fwa aktivite Kawach la t ap kòmanse a pat gen moun ditou, lèl te fèt lan, son bagay yo tap fè antrenou, sa vin pase kòmsi moun ap vini, moun ap vini li vin tounen yon Kawach, li pat menm Kawach menm son fèt yo t ap fè sa vin tounen yon Kawach epi sa vin tou rete, (…), son bagay antre nou, antre fanmiy m ka di [14]».
Cette description dense[15] sur l’origine de l’activité Car Wash party nous permet de retracer son cheminement partant d’une fête pour aboutir à un évènement du loisir dans la capitale. Cependant, les points de vue sur l’origine réelle de l’activité se divergent. Il y a un certain désaccord sur l’endroit où elle a été organisée pour la première fois. La paternité de la rue de l’Enterrement de cette activité de loisir ne fait pas l’unanimité parmi les participants. Nous avons rencontré lors des entretiens de façon répétée la référence au quartier de Bel Air comme le lieu où a pris naissance cette nouvelle activité de loisir. Pour certains participants comme pour Rood, « se Bèlè l sòti paske m sonje premye fwa Bèlè pwal lanse avèl [16]». En ce sens Bel Air précéderait le quartier de Bas Peu-de-chose spécifiquement la rue de l’Enterrement dans l’organisation de cette activité de loisir. Toutefois, les participants admettent et se mettent d’accord que ces activités ont été vulgarisées et popularisées par la rue de l’Enterrement. « Pandan nèg TBA yo vin ap fèl la li tou vin pran kounya a se pa TBA a ki vin pase an premye janm sot di l la, premye edisyon an TBA te lanse se li menm ki premye fèl fè yit la[17] ». À cet égard, le Car Wash Chill en tant qu’activité qui a popularisé et vulgarisé cette pratique de loisir est fondamentale pour cerner l’expansion de ces programmes dans la ville de Port-au-Prince. L’activité Car Wash à la rue de l’Enterrement a contribué de manière significative à la diffusion de ces activités de loisir car son influence sur d’autres espaces est considérable.
Conclusion : une Atè Plat singulière
Ce récit interprétatif schématise l’avènement des activités de loisir Car Wash party dans la ville de Port-au-Prince. Celles-ci sont passées d’une fête de quartier à un événement de loisir. Nous pouvons continuer à questionner sur son expansion dans l’espace urbain haïtien en particulier dans le quartier de Bas Peu-de-Chose, ses conditions favorables et sa singularité par rapport à d’autres activités de loisir de même ordre comme le Ti sourit et Atè Plat. À cet effet, Angélina nous livre ses propos :
« Sak fè m di w li fè l diferan ak lòt pwogram yo, pa rapò ak lòt pwogram yo, deja fò w fè yon gran deplasman, pou wal nan lòt pwogram yo fò peye, gen de pwogram ki peye menm si gen pwogram atè plat tou men se kòmsi l son pwogram ki fèt ki pa gen okenn vilgarite ladan l si m ka di sa konsa, pagen anyen de vilgè, tout moun renmen pwogram nan, tout timoun, sa fèl diferan paske tout moun yo ap enjòy avèk dlo, son plezi pou moun yo pou youn ap mouye lòt, bagay sa yo, se kòmsi nan pwogram sa moun pa nan bif ak moun, wap pase yo mouye w ou kontan[18]».
Angélina élabore brièvement un ensemble d’éléments qui différencient Car Wash party des autres activités loisir. Pour elle, le Car Wash party est une activité de loisir Atè Plat pas comme les autres. Il y a plus de proximité et de familiarité.
Pierre Jameson BEAUCEJOUR
bpierrejameson@yahoo.fr
[1] Description dense : nouvelle approche en anthropologie contemporaine créée par l’anthropologue étasunien Clifford Geertz. Cette approche vise à articuler la description et l’interprétation, c’est-à-dire elle introduit la dimension analytique dans le récit. D’où la notion de la description interprétative/ description dense. Elle démarque de la description simple.
[2] « Atè Plat » désigne une activité de loisir émergent dans des espaces urbains. Elle fait référence à une activité qui s’organise en pleine rue et qui n’exige aucun équipement de loisir traditionnel. Les composantes d’une activité de loisir Atè Plat sont : animation musicale parfois il y a un DJ, les participants occupent collectivement l’espace-rue et sa gratuité, c’est-à-dire il est accessible à tous.
[3] Ce sont des équipements qui desservent la population port-au-princienne avant les années 2000. Ce sont les cinémas de quartier, des places publiques, des plages dans la région de Palme.
[4] Nous avons utilisé le concept malheureux/Malere parce que des participants s’autoproclament et se revendiquent de cette couche sociale. Vous pouvez le vérifier sur la page Facebook de Car Wash Chill. Pour une clarification préliminaire de ce concept, voir Beaucejour, Pierre Jameson (2022), « Intégration du concept malheureux/Malere dans la pensée sociale haïtienne », Nouveaux cahiers du socialisme[en ligne], https://www.cahiersdusocialisme.org/integration-du-concept-malere-malheureux-dans-la-pensee-sociale-haitienne/
[5] « Elle a commencé, c’était une chose que je peux dire qui paraissait vraiment impossible, mais qui est devenue possible parce que ses débuts n’ont pas eu l’ampleur pour annoncer une telle fin ».
[6] Nom d’emprunt.
[7] Vous faites du social à proximité de votre maison ou vous avez juste besoin de chasser les frustrations de la population environnante ou vous menez une campagne ou vous avez besoin de créer une activité de quartier, vous le faites dans un espace à côté des rues, mais cela ne signifie pas que vous défendez un intérêt ; les gens ne vont pas vous payer.
[8] C’est la terminaison d’un mot qui vient accompagner CW pour avoir une fin, vous comprenez, nous ne pouvons pas le laisser aussi simple.
[9] Il vient de l’anglais « Pull Up ». Popularisé par des trappeurs haïtiens. Ce qualificatif désigne des personnes qui ont partagé une vision relativement hédoniste et anti-puritaine de la vie. Ils aiment les activités de loisir comme les plaisirs et les fêtes. Elles constituent une communauté parce qu’elles ont des liens de proximité et elles sont également au courant de quasiment toutes les activités de loisir et leurs localisations. L’une des phrases les plus répétées durant les entretiens est une acclamation de l’amour pour le plaisir par les participants. Alors les pull-upeurs se conçoivent comme des amoureux du plaisir dans cette étude.
[10] « Ce sont ces trois organisations qui se sont mises ensemble puisqu’au début il n’y avait pas de bailleurs ».
[11] « Non, ces artistes viennent donner leur service. Parfois, ils sont emmenés par des amis qui aiment l’activité. C’est juste un service, après leur prestation, nous leur donnons du respect ».
[12] « Quand Tony y est venu, la fête est belle, la foule est immense, vous comprenez, Valmix y est venu, BMIX, DJ Wey, ceux du sommet ».
[13] CALOGIROU, Claire (2005). « Réflexions autour des cultures urbaines ». Journal des anthropologues [En ligne]. 102-103 |. Consulté le 19 avril 2019. DOI : 10.4000/jda.1414
[14] « Je me rappelle au commencement, il y avait pas personne. C’était une activité que nous faisons entre nous, mais elle attire de plus en plus de personnes. Puis, elle est devenue un Car Wash. Avant, elle n’était pas Car Wash, c’était une fête. C’était entre nous, entre familles ».
[15] Geertz, Clifford (1998). « La description dense », Enquête [En ligne], mis en ligne le 15 juillet 2013, consulté le 23 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/enquete/1443 ; DOI : 10.4000/ enquete.1443
[16] « C’est de Bélair qu’elle est venu parce que je me rappelle la première fois au cours de laquelle Bélair s’est lancé avec ».
[17] « Pendant que les membres TBA viennent à le faire, elle s’est émergée, mais ce n’est pas TBA qui est le pionnier comme je viens de le dire ; la première Edition lancée par TBA est celle qui la porta à être connue ».
[18] « La raison pour laquelle je vous dis qu’elle se diffère d’autres programmes. Par rapport aux autres programmes, déjà il vous faut un grand déplacement pour aller dans les autres programmes. Il faut payer, il faut payer pour certains programmes. Même s’il y a des programmes Atè plat, c’est comme s’il n’y avait aucune vulgarité si je peux le dire ainsi. Il n’y a rien de vulgaire, tout le monde aime le programme, tous les enfants. Ce qui le rend différent c’est que tout le monde se défoule avec de l’eau. C’est un plaisir pour les participants de s’asperger d’eau les uns les autres, ces choses-là. Disons que dans ce programme, on ne se chamaille pas, vous passez par-là, l’on vous trempe et vous êtes parti content ».