Quelques considérations sur « l’oubli » de la lodyans haïtienne dans la leçon inaugurale de l’écrivaine Yanick Lahens

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Le jeudi 21 mars 2019, Yanick Lahens a prononcé un discours fascinant devant la prestigieuse institution du savoir parisienne, le Collège de France, à l’occasion de l’inauguration de la chaire annuelle Mondes francophones. Cette chaire a été créée par Alain Prochiantz et Jean-Paul de Gaudemar, indistinctement Administrateur du Collège de France et Recteur de l’Agence Universitaire de la Francophonie (AUF)[1]. Elle a été officiellement mise sur pied par la convention du 4 juillet 2018, signée par ces institutions. « La chaire Mondes francophones a pour objectif principal de mieux faire connaitre la recherche et l’enseignement de grandes personnalités de la francophonie qui, par leurs travaux, en illustrent éminemment la production scientifique et culturelle » (Collège de France, 2022 : 842). Ainsi, la professeure invitée Yanick Lahens l’a occupée pendant l’année 2018-2019 (Lahens, 2022)[2]. C’est dans cette circonstance qu’elle a prononcé la leçon inaugurale.

Titrée “Littérature haïtienne : urgence(s) d’écrire, rêve(s) d’habiter” (Lahens, 2019), sa leçon vise à partager avec le public français un autre regard sur Haïti et sa littérature. L’écrivaine prend, de la distance vis-à-vis de certains stéréotypes sur l’histoire et la littérature haïtienne en dévoilant la singularité de la Révolution haïtienne de 1804. Au début de son allocution, elle affirme : « j’arrivais dans ces lieux la tête pleine de ces formules que l’école haïtienne avait élevées au rang de vérités : la Révolution haïtienne est la fille de la Révolution française, et le romantisme haïtien une réplique, brunie sous le soleil, du romantisme français » (Lahens, 2019 : 11-12). À travers cette communication, l’érudition de l’écrivaine, son sens critique fascinent et sautent aux yeux de tous.

Il me semble que son discours s’inscrit pleinement dans la problématique des études décoloniales parce que la lauréate du prix Femina de 2014 critique l’eurocentrisme de la Francophonie. En effet, Ferguson Hermogène, sociologue et journaliste d’Ayibopost, relate dans son article qu’« au collège de France Yanick Lahens propose Haïti pour décoloniser la francophonie » (Hermogène, 2019 : 1). Puis Hugues Saint-Fort, linguiste haïtien, dit que : « Yanick Lahens a introduit une problématique originale, qui prend appui à la fois sur l’histoire et la littérature, sur la langue et la modernité. (…) Les penseurs (…) ont très peu abordé de telles problématiques qui sont pourtant fondamentales dans l’expérience haïtienne » (Saint-Fort, 2020 : 9). Le Point Afrique enchaine en disant : « Yanick veut décoloniser les savoirs » (Le Point Afrique, 2019 : 5). Ces écrits ont admis que le discours de Yanick Lahens embrasse le mouvement de la décolonisation.

Toutefois, après une soixantaine de minutes de discours transcrit en soixante-neuf pages, l’écrivaine Yanick Lahens n’a pas mentionné une seule fois la « Lodyans haïtienne ». Pourtant cette dernière est considérée comme un renouvellement du roman haïtien (Alexis, 1957), un genre littéraire typiquement haïtien (Anglade, 2007), le romanesque haïtien (Dardompré, 2018) ou encore la fiction littéraire brève haïtienne (Léger, 2016). Ce silence n’est pas non plus mentionné dans les commentaires (Cosker, 2020 ; Debrand, 2020 ; Fermi, 2020) que j’ai lus sur son discours. Comment comprendre ce silence sur la lodyans qui permettrait de recentrer le propos de Lahens sur l’histoire d’Haïti et non pas sur celle la Francophonie ? C’est ce silence, cet oubli ou mieux ce déni autour de cette création littéraire haïtienne qui m’intéresse dans ces lignes.

Je veux questionner et interpréter le sens de ce silence sur la lodyans dans la leçon inaugurale de la professeure. Je ferai une interprétation de ce discours au prisme de la problématique de « l’universalité » (Grosfoguel, 2010 ; Hurtado López, 2017 ; Suaudeau et Niang, 2022) en m’appuyant sur la théorie du « champ littéraire » (Bourdieu, 1991 ; Sapiro, 2016, 2021). J’analyserai, par ailleurs, sa leçon inaugurale en développant le concept de la lodyans (Anglade, 2004, 2007 ; Dardompré, 2018).

La leçon inaugurale de Yanick Lahens : un appel au décentrement de la francophonie

En quoi le décentrement de la francophonie, dont Yanick Lahens veut faire preuve, est-il une condition favorable à questionner l’universalisme ? Comment Yanick Lahens à travers son discours veut-elle étendre la francophonie au-delà des frontières nationales ou territoriales ? En quoi l’écrivaine s’inscrit-elle dans un universalisme qu’elle veut décentrer ?

La romancière critique l’unilatéralité de la francophonie et la concentration de la littérature d’expression française sur la seule littérature de la France. Elle croit, à la suite de Paul de Gaudemar, « qu’il fallait dépoussiérer ce vocable de ‘’francophone’’ en donnant au partage de la langue et de la culture françaises une signification qui sied à son temps. » (Lahens, 2019 : 21). Pour elle, c’est un « signe que le moment est venu de dépouiller ce vocable de francophonie de son eurocentrisme » (Lahens, 2019 : 19 italiques de l’auteure).

Ce problème soulevé par la romancière est lié à sa position dans le champ littéraire français. Elle a vécu une situation d’absence étant donné son origine et son parcours d’écrivain. En dépit du fait qu’elle a réalisé des études supérieures dans les universités françaises, elle vient du Sud. « Dans ce lieu, je n’étais ni la ‘’fille’’, ni la ‘’copie’’, je n’existais pas », dit-elle (Lahens, 2019 : 12). Elle est absente du champ littéraire français et reléguée à la périphérie. Sa situation donne sens à sa proposition de décentrement de la francophonie : elle veut restructurer le champ francophone et faire de la littérature française une littérature parmi d’autres. Elle ouvre ce champ littéraire à d’autres mondes francophones. C’est pourquoi elle se positionne comme une figure d’écrivain dominée dans le champ littéraire français (Bourdieu, 1991 ; Sapiro, 2021 ; 2016).

Il faut que le champ littéraire se divise en quatre catégories d’agent suivant la théorie du champ de Pierre Bourdieu. Deux catégories d’agent (les notables et les esthètes) qui se situent dans le pôle dominant du champ et qui visent à maintenir et reproduire la structure du champ. Puis le pôle dominé du champ est occupé par une autre catégorie d’agent (les avant-gardes et les écrivains populaires) qui lutte pour la transformation de la structure du champ. La lutte à l’intérieur du champ se fait pour le monopole du volume du capital spécifique. Le discours de l’écrivaine, par son caractère critique, rejoint la deuxième catégorie d’écrivains dominés du champ littéraire français, car elle est absente et non reconnue par les canons de ce champ littéraire[3].

À cet égard, la romancière utilise l’expérience haïtienne comme un moyen de dépouiller et de décentrer la francophonie en montrant que l’histoire d’Haïti est intimement liée à l’histoire de la France et qu’elle a eu un impact mondial. L’expérience haïtienne a permis l’extension de la langue et la culture françaises au-delà des frontières de la France. Bien qu’il y ait « une absence totale d’enseignement de la littérature francophone et particulièrement de la littérature haïtienne dans les universités françaises » (Lahens, 2019 : 12). Au centre, l’enseignement de la littérature francophone se réduit alors à la littérature française. Alors que la reconnaissance d’autres récits constitue une condition nécessaire à un véritable universalisme. Cette demande de reconnaissance comme a montré Gisèle Sapiro est l’un des critères d’accumulation du capital symbolique spécifique dans le champ (Sapiro, 2016).

D’ailleurs, l’identité d’écrivain de Lahens est foncièrement liée au concept « d’habiter ». Sa façon de raconter l’histoire et la littérature haïtiennes tourne autour d’une vision de l’habiter. L’écrivaine a clairement affirmé que : « l’habiter n’est ni sommation de l’ailleurs ni assignation à l’ici » (Lahens, 2019 : 63). Pour elle, l’écrivain n’a pas de patrie, son pays est la littérature. Son propos est l’expression de son malaise d’appartenir à un groupe ethnique, d’une appartenance à un territoire et a une identité clairement définie. Cela nous parait une garantie d’universalité pour la romancière. Ainsi l’écrivain est-il obligé de nier ces éléments d’appartenance pour que son œuvre atteigne l’universalité recherchée ? L’écrivain peut-il faire abstraction de son appartenance géographique ? La littérature peut-elle donner une identité à l’écrivain ? Et quelle identité ? Cette quête d’identité en delà des territoires est une revendication liée à l’universalisme et la liberté de la création. Cela suppose le dépassement de toute appartenance territoriale, ethnique, classiste et identitaire. La situation et la position de l’espace littéraire sont-elles réellement un handicap à la liberté de la création de l’écrivain ? Qu’elle universalité de son œuvre revendique-t-elle ?

Dans cet ordre d’idée, Éloise Brezault, en s’appuyant sur Pascale Casanova (1999) questionne sur le lien entre la littérature et l’appartenance géographique des écrivains. Elle demande : « peut-on penser à une littérature détachée de la question de l’origine géographique ? » (Brezault, 2010 : 42). À travers son discours, Yanick Lahens rejette toute forme d’enfermement et défend, du même coup, une identité ouverte. En effet, ce sont, pour elle, les conditions de décentrement et de dépoussiérage de la francophonie. Elle dit : « dans ce monde en train de se faire, les langues ne sauraient plus avoir une seule patrie, un seul drapeau. » (Lahens, 2019 : 68). Cette affirmation sous-tend l’universalisation de la langue et de la culture françaises en dehors des rapports de pouvoir. Elle est une manière de prôner une nouvelle forme d’universalisme.

En dépit de sa position critique et sa proposition de décentrer la francophonie à partir de l’expérience haïtienne, le propos de l’écrivaine s’inscrit dans un universalisme qui fait occultation d’importantes singularités comme la lodyans haïtienne. C’est une forme d’universalisme que les penseurs postcoloniaux et décoloniaux appellent l’universalisme de surplomb ; l’universalisme abstrait (Grosfoguel, 2010 ; Hurtado López, 2017) ou encore universalisme républicain (Suaudeau et Niang, 2022). Cet universalisme occulte toutes les singularités et les particularités. Ainsi, l’universalisme revendiqué par l’écrivaine à travers son discours gomme une particularité haïtienne de la littérature. L’auteure, à travers son discours, utilise l’expérience haïtienne comme un simple ajout à la francophonie sans proposer une codification de l’authenticité de cette expérience. Son obsession pour l’universalisme fait silence sur les singularités parce que cet universalisme est une particularité française à prétention universelle (Burnautzki, 2017). Si Yanick Lahens veut à tout prix décentrer la francophonie, son effort s’inscrit dans un universalisme qui exclut la lodyans, comme une singularité haïtienne.

La lodyans haïtienne : une authenticité littéraire occultée

En quoi la lodyans haïtienne propose-t-elle un type d’universalisme plus latéral ou encore pour reprendre Ramon Grosfoguel (2010) un « pluri-versalisme décolonial » ? Comment la lodyans exprime-t-elle une singularité littéraire haïtienne ? Carey Dardompré (2018) et Fernand Léger (2016) dans leur thèse de doctorat, à la suite des travaux de Jacques Stephen Alexis (1957) et de Georges Anglade (2004 ; 2007) ont démontré que la lodyans haïtienne fait partie intégrante de l’identité littéraire haïtienne. Ce dispositif narratif est une authenticité littéraire haïtienne (Victor et Prophète, 2014).

En effet, la généalogie de ce romanesque haïtien remonte à l’origine de la société haïtienne. En effet, la lodyans haïtienne est imbriquée dans la formation sociale haïtienne. À côté de la langue créole, la spiritualité du vodou et le modèle d’organisation sociale et spatiale, lakou, la lodyans est l’un des éléments identitaires haïtiens. Elle bourgeonne avec les autres éléments et pratiques culturelles. Tout comme le Jazz qui a pris naissance dans les champs de coton aux États-Unis, la lodyans trouve son origine dans les plantations et dans la communauté des marrons à Saint-Domingue (Anglade, 2004). Elle est le résultat de la collusion entre les trois continents, l’Afrique, l’Amérique et l’Europe. Comme les autres éléments culturels d’Haïti, la lodyans comme pratique narrative et littéraire haïtienne est la résultante des apports culturels africains, autochtones et français. Elle suit le même cheminement et elle est intimement liée à l’histoire du peuple haïtien.

À cet égard, la lodyans comme pratique narrative est avant tout une expression orale de la langue créole. Pratiquée fondamentalement par les esclaves et les marrons à Saint-Domingue, elle n’est pas écrite avant la fin du XIXe siècle haïtien. Cette situation est liée au niveau de scolarisation et de répression des pratiques populaires dans la colonie. Ainsi, la lodyans haïtienne est d’abord une pratique orale en créole avant de passer également à l’écrit en français (Anglade, 2004). Elle est enracinée dans la tradition orale haïtienne. C’est peut-être l’un des éléments qui alimentent le mépris de la plupart des écrivains haïtiens pour cette pratique narrative. Elle n’est pas une adaptation des canons littéraires français et célèbre la culture africaine souvent occultée dans l’histoire d’Haïti (Casimir, 2000).

La lodyans est introduite dans la littérature haïtienne au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle. Cette période, plus précisément les années 1890 à 1915, est marquée par la Génération de la Ronde. Elle est dominée par deux tendances littéraires principales : des écrivains qui défendent des valeurs « franco-humano-haïtiennes » et d’autres qui défendent des valeurs indigénistes[4]. Les uns se penchent sur l’universel et l’exotique et les autres défendent une identité populaire et détachée de la France (Dadompré, 2018 : 73). C’est à travers cette opposition et l’urgence de décrire la réalité que la lodyans fait son apparition dans la littérature haïtienne. Yanick Lahens est consciente du mimétisme qui caractérise l’œuvre de la plupart des écrivains de cette période : « (…) cette littérature n’échappera pas au mimétisme puisque le seul modèle dont elle dispose est la littérature française » (Lahens, 2019 : 45). Néanmoins, elle « oublie » de mentionner que, pendant cette même période, un groupe d’écrivains (les lodyanseurs du journal Le Soir) s’efforcent de créer une identité et une autonomie littéraire différente de la France (Dadompré, 2018 : 86). De ce fait, ces écrivains visent à affranchir la littérature haïtienne de la littérature française par le biais de la lodyans.

 Le journal Le Soir, fondé par Justin Lhérisson en 1899, a joué un rôle fondamental dans le passage de la lodyans de l’oral à l’écrit et du créole au français. En effet, ce journal publie quotidiennement, sous forme de feuilletons, des histoires qui sont en réalité des lodyans. Les lodyanseurs du Soir font circuler leurs écrits dans le journal, avant de les publier comme ouvrages. En effet, Justin Lhérisson et Fernand Hibert se considèrent comme les pionniers de cette nouvelle forme littéraire. Lhérisson est bien conscient de la nouveauté. Puisque dans l’incipit de la Famille des Pitite-Caille, l’auteur dit, à propos de la nature de son texte : « ce ne sera ni une charge ni un roman ; ce sera tout simplement une audience à la vieille manière haïtienne, à la bonne franquette » (Lhérisson, 1905 : 16 cité par Léger, 2019 : 194). La lodyans haïtienne s’affirme comme une nouvelle forme romanesque à côté du roman, du conte, de la nouvelle[5]. C’est la raison pour laquelle, Jacques Stephen Alexis dit : « Lhérisson a renouvelé le roman haïtien » (Anglade, 2007).

Georges Anglade (2004, 2007) dans la lignée de Jacques Stephen Alexis (1957) systématise un ensemble de caractéristiques et de composantes de la lodyans haïtienne à partir des œuvres des pionniers. En effet, la lodyans est un récit sur la réalité sociale, sur la vie quotidienne des Haïtiens et elle suscite des éclats de rire. Elle est un « art de la voix, une manière de raconter des histoires sous l’angle de la plus risibilité qui ouvre à l’humour haïtien, comme on dit l’humour juif ou l’humour anglais » (Anglade, 2004 : 205). Cette façon particulière des Haïtiens de rire de tout est consubstantielle de la lodyans haïtienne. C’est ainsi que Georges Anglade a déclaré que : « le rire haïtien est fortement relié à la lodyans, probablement de genèse commune » (Anglade, 2007 : 558). Jacques Gourgue le qualifie d’« un rire terrifié » (Gourgue, 1983). Le rire, l’humour et la narration sur la réalité sont parmi les traits caractéristiques de la lodyans. C’est une mise à distance d’une réalité parfois cruelle.

Ce romanesque haïtien est défini par cinq composantes principales suivant la systématisation de Georges Anglade (2004, 2007). Ce sont : la miniature, la mosaïque, la jouvence, la voyance et la cadence. En effet, la miniature fait de la lodyans une histoire brève et courte. Elle se rapproche sur ce point du conte et de la nouvelle ; la deuxième composante concerne la structure, elle explique le continu et le discontinu de la lodyans ; la jouvence exprime son caractère générationnel, autobiographique et son rapport avec l’actualité ; la voyance est liée à sa dimension critique et subversive et la cadence est son caractère humoristique, narratif et digressif. Ces éléments constituent brièvement les caractéristiques principales de la lodyans.

La lodyans est un genre hybride que l’on ne peut assimiler aux autres genres romanesques. Souvent, on a tendance à confondre la lodyans avec d’autres genres narratifs comme le roman, le conte et la nouvelle. Sur ce rapprochement, Carey Dardompré a alerté que : « tous romanciers, conteurs, nouvellistes ou lodyanseurs sont des narrateurs. Mais tous les narrateurs ne sont pas pour autant des lodyanseurs » (Dardompré, 2017 : 10 italiques de l’auteur). Contrairement au conte qui est un genre du réalisme merveilleux ou magique, la lodyans est de l’ordre du « réalisme pur ». Elle se veut le miroir de la société avec une dimension humoristique. Donc la lodyans est un « genre d’un nouveau genre unique en son genre » (Anglade, 2004 : 202).

Le décentrement de la francophonie et la lodyans : pour quel universalisme ?

L’écrivaine Yanick Lahens manifeste d’excellentes intentions pour une « rencontre » entre la littérature française avec d’autres formes narratives relatant particulièrement l’expérience haïtienne. Cette rencontre aurait pu être une garantie à une certaine vision de l’universalisme. En s’adressant aux Français, elle affirme que : « (…) ma présence dans cette prestigieuse enceinte et à ma démarche qui est tout sauf un renoncement à la rencontre » (Lahens, 2019 : 21). Suivant les éléments présentés ci-dessus, il me parait évident que la lodyans, authenticité littéraire haïtienne, vienne à cette rencontre. La lodyans est la plus grande absence à cette rencontre alors qu’elle pourrait servir à changer les thèmes de la discussion. Cette absence sert dans ce cas, à problématiser davantage la francophonie et sa prétention universaliste.

Ce silence sur la lodyans haïtienne ne renvoie-t-il pas l’écrivaine dans une vision claire et précise de l’universalisme de surplomb? Je conçois à la suite de Sarah Burnautzki que ce dernier réfère à « un universel (…) dépouillé de tous les marqueurs de différentiels évoquant des expériences en dehors de celles qui sont susceptibles de concerner la majorité dominante » (Burnautzki, 2017 : 78). Ainsi, la suppression de la lodyans peut se lire comme une manifestation de cette vision de l’universalisme. En poursuivant l’idée d’exclusion constitutive de l’universalisme républicain et abstrait, Sarah Burnautzki précise que « l’universalisme littéraire ne peut s’affirmer comme tel qu’à condition d’exclure, de marginaliser ou de denier cette altérité, qui lui reste pourtant toujours constitutive » (Burnautzki, 2017 : 79). De ce fait, l’invisibilisation de la lodyans, une particularité littéraire haïtienne peut se comprendre comme un handicap à cette vision de l’universalisme partagée par la romancière Yanick Lahens dans son discours.

Ce mépris est-il lié au fait que la lodyans est un « art local » de raconter des histoires ? L’universalité n’est-elle pas la résultante des diverses formes de particularités ? Le dialogue ou la rencontre entre ces dernières n’est-elle pas la condition nécessaire et suffisante à une universalité horizontale et latérale ou encore un « pluri-versalisme décolonial ». Compte tenu de ces caractéristiques et ses composantes spécifiques, la lodyans apporte un ajout à la littérature mondiale. C’est la contribution haïtienne à cette littérature. Elle propose une autre vision de l’universalisme. Celle-ci s’exprime pour reprendre Fatima Hurtado López :

Une conception pluriverselle, interculturelle voire transculturelle de l’universalité impliquerait la re-connaissance dans leur plénitude de tous les « particuliers » afin de rendre possible l’émergence d’un nouvel et plus authentique universel à partir de la négociation et du dialogue horizontal et dans l’égalité. (Hutardo López, 2017 : 50)

Dans ce cas, la lodyans représente le romanesque haïtien qui pourrait garantir ce dialogue interculturel parce qu’elle s’inscrit dans un espace-temps dont le sujet d’énonciation est Haïti (Grosfoguel, 2010). De ce fait, elle est un genre littéraire porteur d’un autre type d’identité inhérente à la culture haïtienne et au peuple haïtien.

Il est clair qu’à travers sa leçon inaugurale, l’écrivaine Yanick Lahens propose des pistes pour décentrer et dépoussiérer la francophonie. Ces pistes sont liées à une certaine expérience haïtienne de la littérature. Sa vision de décentrement s’opérationnalise exclusivement par une inscription des écrivains haïtiens. Néanmoins, l’écrivaine n’a pas dépassé cette vision de l‘universalisme abstrait que sous-tendent ses propos, car elle a occulté la lodyans, une singularité littéraire haïtienne.

Conclusion

Dans ces lignes, il était question d’interpréter le silence sur la lodyans haïtienne dans la leçon inaugurale de l’écrivaine Yanick Lahens. J’intègre mon interprétation dans la problématique de l’universalité dans la lignée des études décoloniales. Cela m’a permis de situer l’écrivaine dans une position dominée et périphérique dans le champ littéraire français, ce qui a donné tout le sens à son appel au décentrement de la francophonie. Son appel coïncide, toutefois, à une vision d’universalisme qui exclut toutes les formes de particularité comme la lodyans haïtienne. Ce genre littéraire, émergé dans la dynamique de la société haïtienne, est lié à la culture populaire haïtienne et à l’identité du peuple haïtien. Il est le romanesque haïtien. Alors, la lodyans schématise une autre vision d’universalisme plus latérale ou un pluriversalisme. Donc, Yanick Lahens s’inscrit dans un universalisme qu’elle veut décentrer en inscrivant les écrivains haïtiens, mais ce décentrement reste limité par une certaine vision de l’universalisme.

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Victor, G. et Prophète, E. (2014), « La lodyans comme genre littéraire », Le Nouvelliste, [En-ligne] https://www.youtube.com/watch?v=rKmEMPIxE6k


[1] https://www.auf.org/nouvelles/actualites/creation-dune-chaire-mondes-francophones-college-de-france-auf/

[2] Après Yanick Lahens (2018-2019), la chaire Mondes francophone connait deux autres titulaires ; Yadh Ben Achour (2019-2022) et Phuong Beui Tran (2022).

[3]Yanick Lahens a obtenu plusieurs prix pour ses œuvres. Le plus récent est le prix Femina équivalent du prix Goncourt pour son roman Bain de lune en 2014. Suivant la théorie du champ, le prix joue le rôle de légitimation littéraire, de reconnaissance littéraire et de récupération d’un écrivain dans un champ littéraire (Ducas, 2003 : 43- 95). Il est également une manière de ramener des nouveaux venus dans ce dernier (Charles, 2020).

[4] À ne pas confondre avec le mouvement indigéniste qui a émergé en 1927 sous la première occupation américaine d’Haïti.

[5]Après cette période d’intégration de la lodyans dans la littérature haïtienne. Ce genre a connu deux phases de récession : le moment de l’occupation américaine d’Haïti (1915-1934) et la période de la dictature des Duvaliers (1965-1986). Entre ces deux périodes, c’est Maurice Sixto (1999) avec ses performances médiatiques qui a revivifié la lodyans dans la littérature orale (Anglade, 2004).

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